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Nous retrouvons donc Estéban quelques années plus tard...
Start-up (2)
***
Six ans plus tard
***
Estéban
raccrocha puis lança le téléphone sur le lit d’un geste rageur. Ce n’était pas
faute d’essayer. Ce n’était pas faute de motivation. Ce n’était pas faute
d’aptitude. Il avait son diplôme depuis un an, il avait envoyé il ne savait
plus combien de CV et de lettres de motivation, il avait passé un nombre
incalculable de coup de fil, il avait rencontré des dizaines responsables de
ressources humaines, s’était déplacé aux quatre coins du globe.
Mais
c’était un fait.
Il
ne trouvait pas d’emploi stable.
Et
la principale raison était son refus de greffe technologique.
L’autre
était cet article paru pour la remise de la bourse du méritant, bourse qu’il
refusait d’utiliser, et ceux qui avaient suivis. Le portrait que la journaliste
avait dressé mettait les entreprises mal-à-l’aise, alors qu’il était devenu une
sorte de symbole contre les greffes technologiques. Car les entreprises
dépendaient d’une manière ou d’une autre des trois multinationales développant
les biotechnologies.
Il
suivit son portable et s’enfonça dans sa couette. Il venait de se faire refuser
une fois de plus. L’homme qui l’avait contacté avait été poli et n’avait pas
abordé le sujet des greffes, mais lui avait maintenu que son profil ne
correspondait pas aux attentes de l’entreprise, attentes qu’il avait été
incapable de définir.
Son
téléphone sonna. Il se redressa d’un coup et regarda l’écran avant de soupirer.
Ce n’était qu’une alarme pour lui rappeler son travail de caissier dans un
fast-food, comme il les collectionnait depuis sa sortie de son école
d’ingénieur. Las, il se releva et se dirigea vers la porte de son appartement.
***
Lisa
lui fit la bise.
-
Ça va ? Tu es toujours dans le coin ?
demanda-t-elle en souriant.
-
Apparemment, fit-il. Et toi, qu’est-ce que tu
deviens ?
-
Ho, tu sais… j’ai un avion pour la Chine dans
pas longtemps, je suis juste de passage, pour le mariage de ma sœur, tu
comprends ? J’ai réussi à avoir trois jours de congé, mais ce n’était pas
gagné !
-
Tu travailles en Chine ? s’étonna Estéban.
-
Oui, pourquoi ? Ha oui, les grandes idées
de Mélie, c’est vrai. Je ne vais pas me priver d’un travail pour des idées dans
le vent, Estéban. Le système marche comme ça. Il fonctionne comme ça depuis des
siècles. Si tu ne te plies pas à ses règles, il t’écrase. J’ai un job, une vie.
Je n’ai pas de place pour les idéaux dépassés de Mélie. Regarde où ça l’a
menée ! Elle vadrouille d’un pays à un autre clandestinement, prête à
s’engager dans n’importe quel mouvement révolutionnaire. Ce n’est pas une vie,
ça ! Et toi, à refuser les greffes, tu te retrouves toujours dans la même
ville, à servir des hamburgers avec tes diplômes d’ingénieurs ! Vos idéaux
du passé vous perdront, Estéban.
-
Tu préfères renier tout ce que tu penses plutôt
que perdre ton job ?
-
Ce n’est pas question de renier, c’est une
question de vivre avec son temps ! En quoi avoir une greffe te ferait
perdre ton humanité, si l’humanité entière porte une greffe ? En quoi
avoir une prothèse ferait-elle de toi un non-humain ? Le propre de l’humanité
est d’évoluer, Estéban ! Ce qui nous différentie des animaux, c’est notre
capacité à créer, à inventer, à réfléchir. C’est dans l’ordre normal des choses
d’explorer notre corps. Ce qui fait l’Homme, c’est d’arriver à dépasser ses
limites. C’est ce que les greffes nous proposent. Aujourd’hui, on utilise à
peine la moitié de nos capacités. Si on les a, c’est pour les utiliser, ce sont
des capacités naturelles que les greffes nous permettent de développer. C’est
l’évolution naturelle des choses.
-
Sauf que les greffes ne sont pas naturelles,
Lisa ! Et on ne mesure pas ce qu’on fait, on construit une tour en
équilibre sur notre morale et nos possibilités. On empile des innovations sur
notre éthique et dans notre corps. Ce que fait, ce n’est pas de l’évolution.
Enfoncés dans notre confort, dans notre société technologique, on n’évolue
plus. Depuis combien de temps l’espèce humaine n’a-t-elle pas vu un nouveau
caractère dans son patrimoine génétique ? On ne sait pas jusqu’où on peut
aller, on ne sait pas combien de temps elle va tenir. Mais on sait qu’un jour,
elle va s’effondrer. Ce n’est pas de l’évolution, c’est une marche forcée vers
la fin de l’humanité.
-
Vers la fin de l’humanité telle que tu la
connais aujourd’hui.
-
Non, vers la fin de l’humanité. Si c’était la
nature, on évoluerait, on s’adapterait. Mais là… on ne peut que se faire
écraser par notre propre ambition.
-
Je dois y aller, Estéban, mon avion ne
m’attendra pas. J’espère juste qu’un jour, tu comprendras.
-
Mais j’ai compris, Lisa, depuis longtemps… mais
je n’adhère pas à cette vision des choses. Bon retour en Chine, alors.
***
Sa
main se crispa sur son verre, alors qu’il sourit poliment à la femme qui lui
faisait face en se levant. Il traversa la salle bondée jusqu’à atteindre la
terrasse. Derrière lui se pressaient ses anciens camarades, aujourd’hui
ingénieurs dans les boites qui l’avaient refusé. Il était fatigué de les entendre
étaler leur vie réussie alors que lui ne s’en sortait pas. Il avait perdu son
dernier emploi pas plus tard que la veille. Et il était d’une humeur
massacrante, à devoir éviter les journalistes qui profitaient du buffet. Il
n’avait pas envie de voir son échec en première page et de donner du poids à
leurs arguments sur la nécessité des greffes.
Certes,
il savait depuis qu’il était enfant
que ceux qui refusaient ces greffes étaient des parias aux yeux de la société,
des excentriques ou des enragés ; il savait
qu’il aurait pu accepter pour trouver un emploi ; il savait qu’il n’en trouverait peut-être jamais ; il savait que ceux qui conservaient leur
corps intact étaient repoussés dans certains quartiers, pour certains emplois,
qu’ils n’étaient que les nouveaux rebuts de la société, ceux qu’on essayait de
cacher faute de pouvoir s’en débarrasser. Tout cela, il le savait. Mais c’était autre chose de le vivre. Il savait, mais pourtant, il avait espéré s’en sortir grâce
à son diplôme, ses compétences. Mais il n’avait réussit qu’à voir les portes se
fermer devant lui.
Il
était fatigué. Fatigué d’essayer et de se faire rejeter ; fatigué d’être
jugé sur un choix qui ne concernait que lui. Tout simplement fatigué.
Une
voix le sortit de sa rêverie :
-
Estéban Dupond ?
Il
ouvrit les yeux pour croiser le regard d’un jeune homme plus âgé que lui.
-
Gaël Martin. Ravi de te rencontrer pour de vrai.
Estéban
se contenta de regarder la main tendue vers lui avant de répondre :
-
Désolé, je ne réponds pas aux questions des
journalistes. Vous pouvez allez interroger mes camarades ou mes professeurs, si
vous le voulez, M. Martin.
-
Je ne suis pas un journaliste, le détrompa Gaël.
Juste un ancien élève aujourd’hui ingénieur. Qui te connait juste à travers les
articles et qui le déplore, mais ce n’est pas la raison de ma présence.
-
Ha oui ? Et quelle est-elle ?
-
Te proposer du travail.
-
Et pourquoi je n’en n’aurais pas ?
-
Les journaux en auraient fait les choux gras. Et
tu en connais beaucoup d’entreprises qui prennent des non-améliorés, surtout
aussi célèbres ? A ta tête non. J’ai quelque chose à te proposer.
-
Vous êtes greffé ?
-
Oui.
-
Alors, ça ne m’intéresse pas, déclara Estéban en
se détournant.
-
Ne juge pas trop vite. Ce n’est pas parce que je
suis greffé que je ne connais pas la discrimination à l’embauche. Et tu
pourrais au moins écouter ce que j’ai à te proposer avant de décider si ça
t’intéresse ou non. Mais apparemment, tu n’as pas l’air très préoccupé pour
trouver un job, vu que j’allais te donner l’adresse d’une petite entreprise qui
embauche des non-greffés.
-
Vous êtes sérieux ?
-
Totalement. Mais vu que tu n’es pas intér…
-
C’est bon, j’ai compris, l’interrompit Estéban
en refusant de voir s’éloigner une nouvelle offre avant de s’excuser : Je
suis désolé d’avoir réagit comme ça. Je suis un peu à cran, en ce moment.
-
C’est pas grave, je peux comprendre, assura
Gaël. Et tu peux me tutoyer, au fait.
-
D’accord… merci, souffla-t-il. Tu peux
m’expliquer un peu plus ?
-
En fait, c’est une entreprise plus ou moins
familiale, en écosse, qui engage des jeunes sans emploi à cause d’une
discrimination quelconque, sur entretien, et qui leur fournit éventuellement un
job…
-
Quel genre de job ?
-
Ça te dit de boire un verre demain ? Pour
que je t’explique tout ça plus en détail ? demanda Gaël en hésitant. Je
devrais déjà être parti pour tout te dire et là, ma mère me harcèle de sms que
mon portable ne s’arrête pas de vibrer.
-
Pourquoi pas ?
-
Tu connais le Café de la gare, pas loin
d’ici ? Vers quatorze heures, ça te va ?
-
Je situe à peu près. Quatorze heures, ça marche.
***
-
Alors comme ça, c’est ta tante qui s’occupe de
cette entreprise ?
-
Voilà. C’est pour ça que c’est une entreprise
familiale.
-
En fait, si j’ai bien compris, c’est une
entreprise créatrice d’entreprise. Ta tante embauche des jeunes ou des moins
jeunes, peut leur donner des formations ou autres dans le domaine de l’énergie.
Le but est de développer l’indépendance énergétique des communes et des
régions. Et puis, quand un des ces employés a un projet, elle le délègue dans
une petite entreprise, l’aide à trouver les fonds. Par la suite, elle peut
placer les gens qu’elle embauche dans ces entreprises filles si le patron est
d’accord. C’est ça ?
Gaël
acquiesça.
-
Et elle serait prête à me prendre ?
-
Ma tante est du genre à ne pas tenir compte des
journaux people, elle s’en fiche complètement. Je ne suis même pas sûr qu’elle
connaisse ton nom, elle n’a aucun compte à rendre à l’industrie des greffes
technologiques. Et au pire, elle te dira que la popularité ne fait pas tout,
seul le résultat compte. Tu es intéressé ?
-
Evidemment !
***
Estéban
patientait sur le banc. Devant lui, une porte close surmontée d’une horloge. Il
appréhendait le moment où la poignée basculerait. Son dernier entretien pour un
travail. Il l’avait décidé ainsi, la veille, las de se faire refouler, dégouté
de ce monde où l’argent que l’on donne à des entreprises prévaut sur les
connaissances et les aptitudes. Il allait jouer sa dernière chance d’obtenir un
métier pour lequel il avait consacré ses années d’études.
La
porte s’ouvrit sur une femme d’âge moyen.
-
Estéban Dupond ? Marina Joly. Entrez.
Il
pénétra dans la pièce et s’assit sur un signe de son interlocutrice.
-
Votre CV est très intéressant, mais parlons d’abord
de vous, voulez-vous ? Quels sont vos centres d’intérêts ? Que
faites-vous dans la vie ?
-
En ce moment, je suis plutôt sur de la recherche
d’emploi, plaisanta-t-il. Sinon, j’aime la biologie de synthèse, l’électronique
quantique, la musique.
-
L’électronique quantique… vous vous y intéressez
de loin ou… ?
-
J’ai fait parti d’une association produisant des
articles de vulgarisation scientifique sur ce sujet durant mes études, et ça
m’arrive de bricoler de temps en temps quelques systèmes.
-
C’est donc un intérêt assez poussé, n’est-ce
pas ? Qu’en pensez-vous ?
-
C’est l’une des plus grandes avancées de notre
siècle. Ses applications sont nombreuses et utiles dans la vie de tous les
jours.
-
Et pourtant, vous êtes contre les greffes
technologiques ? opposa son interlocutrice.
-
Oui… mais, vous m’en excuserez, je ne vois pas
le rapport…
-
Les découvertes sur l’électronique quantique ont
pu se faire grâce aux premières greffes technologiques de performance, je ne
vous apprends rien ? Et ses applications sont extrêmement nombreuses dans
le domaine des greffes technologiques. Il s’agit d’ailleurs du domaine ayant le
plus de débouchés pour cette science.
-
Certes…
-
Puis-je vous demander pourquoi vous êtes contre
les greffes technologiques ?
-
Les journaux l’ont déjà exposé de long en large,
madame. Et mes opinions ne concernent que moi, et seulement moi.
-
Reprenons. Seriez-vous d’accord pour travailler
dans une équipe de greffés technologiques, ou sur des nouvelles greffes
technologiques ?
-
Avec des greffés, oui. J’en ai côtoyé toute ma
vie et je n’ai jamais eu de problèmes. Mais sur des greffes technologiques,
non.
-
Pourtant, il s’agit de mettre en application
directe un de vos centres d’intérêts.
-
Sauf que je ne cautionne pas le développement de
ces greffes.
-
Seriez-vous donc prêt, si vous en aviez le
pouvoir, retirer toutes les greffes technologiques du marché, ou, du moins
arrêter le développement de nouveaux modèles ?
-
Tout à fait. L’électronique quantique se
retrouve dans ce domaine particulier car on l’y cantonne, mais l’on peut très
bien développer d’autres secteurs.
-
Vous êtes donc prêts à laisser tous les enfants
atteints de maladie, par exemple cardiaques, sans greffes susceptibles de les
aider ?
-
Ce n’est pas ce que j’ai dis. Je suis contre les
greffes de performance, pas les greffes médicales.
-
Mais où mettez-vous la limite entre la
performance et le médical ?
-
Je…
-
Je n’attends pas de réponses, je vous signale
juste que tout n’est pas aussi facile que vous semblez le croire. Avoir une
greffe n’est pas quelque chose que l’on peut condamner facilement, surtout si
on ne connait pas les causes. Observer le problème comme vous le faites, ou
comme les autres le font n’est pas une solution. Ce n’est ni une évolution
bénéfique, ni un objet maléfique. Il s’agit d’une création de l’être humain, au
même titre que les voitures ou les appareils photos. Vous savez que longtemps,
les gens ont cru qu’être prit en photo vous privait de votre âme, alors
qu’aujourd’hui, c’est un phénomène plus que courant. Avoir une greffe ne prive
pas d’humanité, au même titre que d’être pris en photo. Mais une photo peut
avoir des répercussions dangereuses sur l’individu ou même sur tout un groupe
de personnes, si elle échappe au contrôle. C’est dans la même optique que l’on
doit envisager les greffes : comme un outil, une possibilité, quelque
chose que l’on doit maitriser.
-
Alors pourquoi vous…
-
Pourquoi je ne suis pas greffée ? parce que
je n’en ressens pas le besoin. Et parce que je ne maitriserais pas totalement
cet objet, aussi. Il appartiendrait aux firmes qui me l’auraient implanté.
-
Un peu comme les photos Snapchat.
-
Faites-vous référence au scandale qui avait
éclaté quand on avait appris que certaines images étaient gardées et vendues
aux plus offrants pour du chantage ?
-
Oui. Ça avait été une énorme affaire.
-
Je pense que vous avez compris mon idée.
-
Les gens acceptent des greffes sans trop se
poser de questions, et beaucoup refusent pour des raisons futiles.
-
Je n’ai pas dit que vos craintes étaient
futiles, au contraire. La question de l’humanité est une bonne question, mais elle
cache d’autres soucis que beaucoup oublient. Il faut choisir soi-même et ne pas
laisser les autres décider pour vous. Bon, passons au contrat, maintenant.
-
Vous me prenez ?
-
Ce n’était pas le but de cet entretien ? en
supposant qu’imaginer un système pour rendre indépendant en énergie des parties
du monde vous intéresse.
-
Bien sûr !
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