dimanche 12 juillet 2015

Start-up (2)

Voici la suite de Start-up, la deuxième partie qui précède la dernière partie qui viendra dans quinze jours. 
N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez en commentaire 
Nous retrouvons donc Estéban quelques années plus tard... 


Start-up (2)


***

Six ans plus tard

***
Estéban raccrocha puis lança le téléphone sur le lit d’un geste rageur. Ce n’était pas faute d’essayer. Ce n’était pas faute de motivation. Ce n’était pas faute d’aptitude. Il avait son diplôme depuis un an, il avait envoyé il ne savait plus combien de CV et de lettres de motivation, il avait passé un nombre incalculable de coup de fil, il avait rencontré des dizaines responsables de ressources humaines, s’était déplacé aux quatre coins du globe.
Mais c’était un fait.
Il ne trouvait pas d’emploi stable.
Et la principale raison était son refus de greffe technologique.
L’autre était cet article paru pour la remise de la bourse du méritant, bourse qu’il refusait d’utiliser, et ceux qui avaient suivis. Le portrait que la journaliste avait dressé mettait les entreprises mal-à-l’aise, alors qu’il était devenu une sorte de symbole contre les greffes technologiques. Car les entreprises dépendaient d’une manière ou d’une autre des trois multinationales développant les biotechnologies.
Il suivit son portable et s’enfonça dans sa couette. Il venait de se faire refuser une fois de plus. L’homme qui l’avait contacté avait été poli et n’avait pas abordé le sujet des greffes, mais lui avait maintenu que son profil ne correspondait pas aux attentes de l’entreprise, attentes qu’il avait été incapable de définir.
Son téléphone sonna. Il se redressa d’un coup et regarda l’écran avant de soupirer. Ce n’était qu’une alarme pour lui rappeler son travail de caissier dans un fast-food, comme il les collectionnait depuis sa sortie de son école d’ingénieur. Las, il se releva et se dirigea vers la porte de son appartement.

***

Lisa lui fit la bise.
-                Ça va ? Tu es toujours dans le coin ? demanda-t-elle en souriant.
-                Apparemment, fit-il. Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?
-                Ho, tu sais… j’ai un avion pour la Chine dans pas longtemps, je suis juste de passage, pour le mariage de ma sœur, tu comprends ? J’ai réussi à avoir trois jours de congé, mais ce n’était pas gagné !
-                Tu travailles en Chine ? s’étonna Estéban.
-                Oui, pourquoi ? Ha oui, les grandes idées de Mélie, c’est vrai. Je ne vais pas me priver d’un travail pour des idées dans le vent, Estéban. Le système marche comme ça. Il fonctionne comme ça depuis des siècles. Si tu ne te plies pas à ses règles, il t’écrase. J’ai un job, une vie. Je n’ai pas de place pour les idéaux dépassés de Mélie. Regarde où ça l’a menée ! Elle vadrouille d’un pays à un autre clandestinement, prête à s’engager dans n’importe quel mouvement révolutionnaire. Ce n’est pas une vie, ça ! Et toi, à refuser les greffes, tu te retrouves toujours dans la même ville, à servir des hamburgers avec tes diplômes d’ingénieurs ! Vos idéaux du passé vous perdront, Estéban.
-                Tu préfères renier tout ce que tu penses plutôt que perdre ton job ?
-                Ce n’est pas question de renier, c’est une question de vivre avec son temps ! En quoi avoir une greffe te ferait perdre ton humanité, si l’humanité entière porte une greffe ? En quoi avoir une prothèse ferait-elle de toi un non-humain ? Le propre de l’humanité est d’évoluer, Estéban ! Ce qui nous différentie des animaux, c’est notre capacité à créer, à inventer, à réfléchir. C’est dans l’ordre normal des choses d’explorer notre corps. Ce qui fait l’Homme, c’est d’arriver à dépasser ses limites. C’est ce que les greffes nous proposent. Aujourd’hui, on utilise à peine la moitié de nos capacités. Si on les a, c’est pour les utiliser, ce sont des capacités naturelles que les greffes nous permettent de développer. C’est l’évolution naturelle des choses.
-                Sauf que les greffes ne sont pas naturelles, Lisa ! Et on ne mesure pas ce qu’on fait, on construit une tour en équilibre sur notre morale et nos possibilités. On empile des innovations sur notre éthique et dans notre corps. Ce que fait, ce n’est pas de l’évolution. Enfoncés dans notre confort, dans notre société technologique, on n’évolue plus. Depuis combien de temps l’espèce humaine n’a-t-elle pas vu un nouveau caractère dans son patrimoine génétique ? On ne sait pas jusqu’où on peut aller, on ne sait pas combien de temps elle va tenir. Mais on sait qu’un jour, elle va s’effondrer. Ce n’est pas de l’évolution, c’est une marche forcée vers la fin de l’humanité.
-                Vers la fin de l’humanité telle que tu la connais aujourd’hui.
-                Non, vers la fin de l’humanité. Si c’était la nature, on évoluerait, on s’adapterait. Mais là… on ne peut que se faire écraser par notre propre ambition.
-                Je dois y aller, Estéban, mon avion ne m’attendra pas. J’espère juste qu’un jour, tu comprendras.
-                Mais j’ai compris, Lisa, depuis longtemps… mais je n’adhère pas à cette vision des choses. Bon retour en Chine, alors.

***

Sa main se crispa sur son verre, alors qu’il sourit poliment à la femme qui lui faisait face en se levant. Il traversa la salle bondée jusqu’à atteindre la terrasse. Derrière lui se pressaient ses anciens camarades, aujourd’hui ingénieurs dans les boites qui l’avaient refusé. Il était fatigué de les entendre étaler leur vie réussie alors que lui ne s’en sortait pas. Il avait perdu son dernier emploi pas plus tard que la veille. Et il était d’une humeur massacrante, à devoir éviter les journalistes qui profitaient du buffet. Il n’avait pas envie de voir son échec en première page et de donner du poids à leurs arguments sur la nécessité des greffes.
Certes, il savait depuis qu’il était enfant que ceux qui refusaient ces greffes étaient des parias aux yeux de la société, des excentriques ou des enragés ; il savait qu’il aurait pu accepter pour trouver un emploi ; il savait qu’il n’en trouverait peut-être jamais ; il savait que ceux qui conservaient leur corps intact étaient repoussés dans certains quartiers, pour certains emplois, qu’ils n’étaient que les nouveaux rebuts de la société, ceux qu’on essayait de cacher faute de pouvoir s’en débarrasser. Tout cela, il le savait. Mais c’était autre chose de le vivre. Il savait, mais pourtant, il avait espéré s’en sortir grâce à son diplôme, ses compétences. Mais il n’avait réussit qu’à voir les portes se fermer devant lui.
Il était fatigué. Fatigué d’essayer et de se faire rejeter ; fatigué d’être jugé sur un choix qui ne concernait que lui. Tout simplement fatigué.
Une voix le sortit de sa rêverie :
-                Estéban Dupond ?
Il ouvrit les yeux pour croiser le regard d’un jeune homme plus âgé que lui.
-                Gaël Martin. Ravi de te rencontrer pour de vrai.
Estéban se contenta de regarder la main tendue vers lui avant de répondre :
-                Désolé, je ne réponds pas aux questions des journalistes. Vous pouvez allez interroger mes camarades ou mes professeurs, si vous le voulez, M. Martin.
-                Je ne suis pas un journaliste, le détrompa Gaël. Juste un ancien élève aujourd’hui ingénieur. Qui te connait juste à travers les articles et qui le déplore, mais ce n’est pas la raison de ma présence.
-                Ha oui ? Et quelle est-elle ?
-                Te proposer du travail.
-                Et pourquoi je n’en n’aurais pas ?
-                Les journaux en auraient fait les choux gras. Et tu en connais beaucoup d’entreprises qui prennent des non-améliorés, surtout aussi célèbres ? A ta tête non. J’ai quelque chose à te proposer.
-                Vous êtes greffé ?
-                Oui.
-                Alors, ça ne m’intéresse pas, déclara Estéban en se détournant.
-                Ne juge pas trop vite. Ce n’est pas parce que je suis greffé que je ne connais pas la discrimination à l’embauche. Et tu pourrais au moins écouter ce que j’ai à te proposer avant de décider si ça t’intéresse ou non. Mais apparemment, tu n’as pas l’air très préoccupé pour trouver un job, vu que j’allais te donner l’adresse d’une petite entreprise qui embauche des non-greffés.
-                Vous êtes sérieux ?
-                Totalement. Mais vu que tu n’es pas intér…
-                C’est bon, j’ai compris, l’interrompit Estéban en refusant de voir s’éloigner une nouvelle offre avant de s’excuser : Je suis désolé d’avoir réagit comme ça. Je suis un peu à cran, en ce moment.
-                C’est pas grave, je peux comprendre, assura Gaël. Et tu peux me tutoyer, au fait.
-                D’accord… merci, souffla-t-il. Tu peux m’expliquer un peu plus ?
-                En fait, c’est une entreprise plus ou moins familiale, en écosse, qui engage des jeunes sans emploi à cause d’une discrimination quelconque, sur entretien, et qui leur fournit éventuellement un job…
-                Quel genre de job ?
-                Ça te dit de boire un verre demain ? Pour que je t’explique tout ça plus en détail ? demanda Gaël en hésitant. Je devrais déjà être parti pour tout te dire et là, ma mère me harcèle de sms que mon portable ne s’arrête pas de vibrer.
-                Pourquoi pas ?
-                Tu connais le Café de la gare, pas loin d’ici ? Vers quatorze heures, ça te va ?
-                Je situe à peu près. Quatorze heures, ça marche.

***

-                Alors comme ça, c’est ta tante qui s’occupe de cette entreprise ?
-                Voilà. C’est pour ça que c’est une entreprise familiale.
-                En fait, si j’ai bien compris, c’est une entreprise créatrice d’entreprise. Ta tante embauche des jeunes ou des moins jeunes, peut leur donner des formations ou autres dans le domaine de l’énergie. Le but est de développer l’indépendance énergétique des communes et des régions. Et puis, quand un des ces employés a un projet, elle le délègue dans une petite entreprise, l’aide à trouver les fonds. Par la suite, elle peut placer les gens qu’elle embauche dans ces entreprises filles si le patron est d’accord. C’est ça ?
Gaël acquiesça.
-                Et elle serait prête à me prendre ?
-                Ma tante est du genre à ne pas tenir compte des journaux people, elle s’en fiche complètement. Je ne suis même pas sûr qu’elle connaisse ton nom, elle n’a aucun compte à rendre à l’industrie des greffes technologiques. Et au pire, elle te dira que la popularité ne fait pas tout, seul le résultat compte. Tu es intéressé ?
-                Evidemment !

***

Estéban patientait sur le banc. Devant lui, une porte close surmontée d’une horloge. Il appréhendait le moment où la poignée basculerait. Son dernier entretien pour un travail. Il l’avait décidé ainsi, la veille, las de se faire refouler, dégouté de ce monde où l’argent que l’on donne à des entreprises prévaut sur les connaissances et les aptitudes. Il allait jouer sa dernière chance d’obtenir un métier pour lequel il avait consacré ses années d’études.
La porte s’ouvrit sur une femme d’âge moyen.
-                Estéban Dupond ? Marina Joly. Entrez.
Il pénétra dans la pièce et s’assit sur un signe de son interlocutrice.
-                Votre CV est très intéressant, mais parlons d’abord de vous, voulez-vous ? Quels sont vos centres d’intérêts ? Que faites-vous dans la vie ?
-                En ce moment, je suis plutôt sur de la recherche d’emploi, plaisanta-t-il. Sinon, j’aime la biologie de synthèse, l’électronique quantique, la musique.
-                L’électronique quantique… vous vous y intéressez de loin ou… ?
-                J’ai fait parti d’une association produisant des articles de vulgarisation scientifique sur ce sujet durant mes études, et ça m’arrive de bricoler de temps en temps quelques systèmes.
-                C’est donc un intérêt assez poussé, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ?
-                C’est l’une des plus grandes avancées de notre siècle. Ses applications sont nombreuses et utiles dans la vie de tous les jours.
-                Et pourtant, vous êtes contre les greffes technologiques ? opposa son interlocutrice.
-                Oui… mais, vous m’en excuserez, je ne vois pas le rapport…
-                Les découvertes sur l’électronique quantique ont pu se faire grâce aux premières greffes technologiques de performance, je ne vous apprends rien ? Et ses applications sont extrêmement nombreuses dans le domaine des greffes technologiques. Il s’agit d’ailleurs du domaine ayant le plus de débouchés pour cette science.
-                Certes…
-                Puis-je vous demander pourquoi vous êtes contre les greffes technologiques ?
-                Les journaux l’ont déjà exposé de long en large, madame. Et mes opinions ne concernent que moi, et seulement moi.
-                Reprenons. Seriez-vous d’accord pour travailler dans une équipe de greffés technologiques, ou sur des nouvelles greffes technologiques ?
-                Avec des greffés, oui. J’en ai côtoyé toute ma vie et je n’ai jamais eu de problèmes. Mais sur des greffes technologiques, non.
-                Pourtant, il s’agit de mettre en application directe un de vos centres d’intérêts.
-                Sauf que je ne cautionne pas le développement de ces greffes.
-                Seriez-vous donc prêt, si vous en aviez le pouvoir, retirer toutes les greffes technologiques du marché, ou, du moins arrêter le développement de nouveaux modèles ?
-                Tout à fait. L’électronique quantique se retrouve dans ce domaine particulier car on l’y cantonne, mais l’on peut très bien développer d’autres secteurs.
-                Vous êtes donc prêts à laisser tous les enfants atteints de maladie, par exemple cardiaques, sans greffes susceptibles de les aider ?
-                Ce n’est pas ce que j’ai dis. Je suis contre les greffes de performance, pas les greffes médicales.
-                Mais où mettez-vous la limite entre la performance et le médical ?
-                Je…
-                Je n’attends pas de réponses, je vous signale juste que tout n’est pas aussi facile que vous semblez le croire. Avoir une greffe n’est pas quelque chose que l’on peut condamner facilement, surtout si on ne connait pas les causes. Observer le problème comme vous le faites, ou comme les autres le font n’est pas une solution. Ce n’est ni une évolution bénéfique, ni un objet maléfique. Il s’agit d’une création de l’être humain, au même titre que les voitures ou les appareils photos. Vous savez que longtemps, les gens ont cru qu’être prit en photo vous privait de votre âme, alors qu’aujourd’hui, c’est un phénomène plus que courant. Avoir une greffe ne prive pas d’humanité, au même titre que d’être pris en photo. Mais une photo peut avoir des répercussions dangereuses sur l’individu ou même sur tout un groupe de personnes, si elle échappe au contrôle. C’est dans la même optique que l’on doit envisager les greffes : comme un outil, une possibilité, quelque chose que l’on doit maitriser.
-                Alors pourquoi vous…
-                Pourquoi je ne suis pas greffée ? parce que je n’en ressens pas le besoin. Et parce que je ne maitriserais pas totalement cet objet, aussi. Il appartiendrait aux firmes qui me l’auraient implanté.
-                Un peu comme les photos Snapchat.
-                Faites-vous référence au scandale qui avait éclaté quand on avait appris que certaines images étaient gardées et vendues aux plus offrants pour du chantage ?
-                Oui. Ça avait été une énorme affaire.
-                Je pense que vous avez compris mon idée.
-                Les gens acceptent des greffes sans trop se poser de questions, et beaucoup refusent pour des raisons futiles.
-                Je n’ai pas dit que vos craintes étaient futiles, au contraire. La question de l’humanité est une bonne question, mais elle cache d’autres soucis que beaucoup oublient. Il faut choisir soi-même et ne pas laisser les autres décider pour vous. Bon, passons au contrat, maintenant.
-                Vous me prenez ?
-                Ce n’était pas le but de cet entretien ? en supposant qu’imaginer un système pour rendre indépendant en énergie des parties du monde vous intéresse.

-                Bien sûr !


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